"Comme la plupart des gens, j’avais d’abord connu les dessins avant de connaitre l’homme." - PHAM PHU Cuong 13 Février 2019

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Comme la plupart des gens, j’avais d’abord connu les dessins avant de connaitre l’homme.

Cela doit remonter aux années 2013, l’année de mon premier mandat au CE des Services Centraux Parisiens. Pour ceux qui ne sont pas familier avec l’organisation de la Société Générale, les Services Centraux concentrent les fonctions névralgiques de la Banque. Sont exclues la partie Banque de détails et ses fonctions de support ainsi que les filiales.

Au cours des premières années qui avaient suivi les élections de 2013, où la CGT remporta la première place dans les Services Centraux, nous avions mis en place des réunions périodiques qui rassemblaient nos élus autour, soit d’un thème soit suivant les instances auxquelles le mandat des élus se rapporte, DP, CHSCT ou CE… Ce type de rencontre avait pour but de permettre aux élus de partager leur connaissance et de se tenir au courant de l’actualité dans leurs périmètres. C’était ainsi que j’ai appris petit à petit à connaitre François. Son premier trait de caractère qui marqua mes souvenirs fut sa discrétion. Il m’avait fallu un certain temps pour associer l’auteur des dessins à l’homme que je côtoyais. Bien que ses dessins fussent très appréciés, il n’en faisait rarement, pour ne pas dire jamais, l’étalage de manière spontanée. Nos relations étaient très cordiales, un peu distantes et principalement basées sur le travail. A l’époque, j’avais la charge de coordonner l’action de nos élus dans l’instance de Délégation du Personnel. A ce titre, j’avais la possibilité d’échanger avec chacun des élus de manière assez régulière. Peu à peu, m’était apparu un second trait essentiel de François, son indépendance d’esprit. Quiconque approchant François, notera immanquablement la construction de sa pensée tout à fait autonome et originale. Plus tard, lorsque j’eus pu le connaitre d’avantage, je compris que cette autonomie s’étendait même à ses habitudes les plus élémentaires y compris dans la façon dont il s’alimentait. C’était bien plus qu’une autonomie dans la manière de penser, c’était sa manière de vivre.

Le temps passant, nos relations prenaient une autre tournure, non pas plus personnelle mais que je qualifierais de plus personnalisées. Elles reposaient toujours sur le plan professionnel mais nous comprenions de mieux en mieux nos spécificités réciproques. Je louais la pureté de ses traits, la pertinence de son regard et l’impertinence des mises en scène. Je lui disais que j’appréciais la finesse de son humour. De son côté, il appréciait mon calme, même si je lui disais que je suis un faux calme. A plusieurs reprises, il m’avait même gratifié, en début de phrase  « Toi qui es un sage …. », ce qui, malgré une véritable modestie nécessaire de ma part, me remplissait de joie.

Avec le recul, je crois que c’était la musique qui nous avait finalement rapprochés pour de bon. François avait l’habitude de réserver une fois par semaine, en début de matinée, la salle de musique équipée d’un piano se trouvant au rez-de-chaussée. Après avoir travaillé ses morceaux, Il passait à notre Permanence pour bavarder un peu avant de remonter à son bureau. Le hasard de la vie avait fait que quiconque vient à la « Perm » passe forcément devant mon bureau, c’est là, un de mes privilèges. François avait pris l’habitude de s’arrêter et d’échanger avec moi, en quelques minutes, sur tout et rien. Bien entendu, on en arrivait à la musique. Il me parlait de ce qu’il aimait et de ce qu’il jouait. Il me parlait de ses difficultés techniques, de sa Prof qui le poussait vers l’excellence avec une discipline « Soviétique », de ses quatre mains avec elle. On parlait de Satie, de ses Glossiennes et ses Gymnopédies, de son minimaliste qui est une véritable invitation au rêve. On parlait également de Chopin, de ses Nocturnes qu’il composait tout le long de sa vie ; Moi, pour dire que je détestais. Je trouvais que la mise en scène des passions tristes était sordide, même avec le génie de Chopin. François, au contraire, l’adorait. Il appréciait, ce que j’appelais par moquerie, « Le Drame en bocal », le déchirement de l’âme tiraillé par l’amour et la mélancolie, de l’extrême bonheur à la pire souffrance, sublimé par la musique de Chopin. Mais c’était Bach qui nous mettait tous d’accord. On parlait du Clavier Tempéré et on finissait souvent nos conversations par le baptême de feu de tout interprète au piano, Les Variations Goldberg. Sans le vouloir et progressivement, nos conversations devenaient intimistes simplement parce qu’elles étaient animées par des parcelles intimes de nos âmes. Du sujet de conversation à notre état mental, nous avions trouvé une jonction entre nos mondes intérieurs. On se sentait proche intellectuellement.

Cette nouvelle proximité nous avait ouvert à des sujets ignorés jusqu’à présent, François me parlait souvent de ses enfants. Il lui arrivait de nous montrer, non sans une fierté certaine, les photos de ses enfants. Deux jeunes garçons aux cheveux roux, coiffés d’une casquette. En ses occasions, je riais de joie, tellement la ressemblance était frappant entre père et fils. Il me parlait également de son grand garçon, qui avait déjà l’âge d’un jeune homme. Puis venaient les anecdotes sur sa femme, qui dessinait également. J’avais déjà noté que parfois on avait une autre signature que celle de François sur le dessin de la semaine mais sans savoir qui s’y cachait derrière. Ma véritable rencontre artistique, ou plutôt émotionnelle, avec la femme de François fut à l’occasion de l’illustration du Radeau de La Méduse. J’avais une relation assez étrange avec ce tableau. Littéralement, j’ai grandi avec lui. Non pas grâce à de précoces connaissances sur la nature humaine mais il se trouvait qu’à Grenoble, la ville de mon enfance, on avait construit en 1969, un centre commercial, baptisé Grand’ Place. Etrangement, les propriétaires du centre commercial avaient commandé en 1975, à une association d’artistes, la coopérative des MALASSIS, 11 immenses fresques couvrant la façade, côté rue, 11 variations sur le tableau de Le Radeau de La Méduse.

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Une des 11 fresques devant Grand’ Place, Grenoble

 

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Dessin de la Semaine du 1er décembre 2017

 

Etant donné que Grand’ Place avait été longtemps le seul centre commercial de la ville, tout le monde connaissait bien les fresques et, par ricochet, le tableau de Géricault.

Depuis des années, les plans stratégiques de la SG, comme ceux des grandes firmes du CAC40, annonçaient monts et merveilles. Le « Transform to Grow 2020 », comme d’autres « Stratégie 2020 » n’enfermaient, au final, que des mesures de réductions de coût et en premier lieu, le salaire des employés. Le dessin du 1er Décembre 2017, inspiré du Radeau, avait été délicieusement détourné en « Transform to Flow ». Au-delà du tableau lui-même, le motif social de la Société Générale était particulièrement bien saisi avec une acuité cinglante. Alors que je le félicitais pour le dessin, François m’avait répondu que c’était l’œuvre de sa femme et qu’il avait trouvé étonnant qu’elle l'ait fait entièrement par ordinateur. Depuis, l’image de cette femme que je n’avais jamais rencontrée fut indissociable à l’esprit vivace qui avait si bien compris une certaine situation et qui l’avait si bien exprimée.

De temps en temps, on partageait également nos programmes de weekend. Il me disait qu’il avait hâte de retrouver ses enfants dans sa maison de campagne. Il me parlait également de son chat, une femelle, qui passe toute la semaine à la campagne et qui se sentait plus chez elle que lui. Il me racontait qu’il affectionnait les travaux domestiques comme s'occuper du linge de ses enfants ou faire ses courses. En plus de la douceur qu’il dégageait, il y avait chez lui quelque chose d’élégant dans ses gestes et dans sa manière d’être, j’aimais à l'imaginer dans sa maison, ayant troqué ses chaussures pour des bottes, comme un châtelain dans son domaine. J’eus appris également sa passion pour l’encadrement d’art, domaine dans lequel il avait acquis une solide connaissance grâce à son CAP dont il était très fier. Il disait qu’il comptait y investir plus de temps, plus tard, disait-il, sans autre précision.  

Nos dernières séances de travail remontèrent au mois de décembre 2018. A la CGT, nous étions particulièrement préoccupés par la mise en place de nouvelles organisations du travail par la direction sans qu’elles nous aient été présentées de manière détaillée. Les impacts étaient énormes en termes de processus de travail et d’ordre hiérarchique. Pour nous aider à rentrer dans le sujet, j’avais invité un expert du sujet, agile@scale, pour nous faire une présentation. Nous étions une quinzaine d’élus face à un sujet nouveau, dense et urgent. Comme organisateur, mon souci était d’exploiter au maximum les deux heures que l’expert nous accordait. Je demandais aux élus de bien vouloir laisser l’expert dérouler tout son exposé avant de passer aux questions. Mais les élus présents étaient si intéressés par le sujet qu’ils posaient une multitude de questions, déviant ainsi, peu à peu, l’exposé de son plan initial. Je surveillais constamment ma montre, d’inquiet, je passais à nerveux. Quelques jours, avant, dès mon annonce de la réunion, François semblait très intéressé par le sujet. Je me souviens de m’être dit que c’était un peu curieux que François s’intéressait à un tel sujet, si technique, et au même moment je comprenais que ma surprise n’était que l’ignorance face à l’inconnu. Pendant la présentation, nous étions assis côte à côte, François était particulièrement animé. Il prenait des notes et buvait la parole de l’expert. Régulièrement, il intervenait pour demander une précision ou une explication. Au bout d’un moment et voyant ma tête d’anxieux, il commençait ses interruptions par dire, « Je suis désolé mais je ne peux suivre s’il y des choses que je ne comprends pas ». Au trois quart de l’exposé, je voyais qu’on était si en retard par rapport à ce qui était prévu qu’on allait devoir organiser une deuxième séance et c’est ce qui fut fait par la suite. Depuis quelques minutes François qui était silencieux. Puis soudain, il ressurgit comme dans un éclair : « Je viens de comprendre le concept ! Agile@scale s’applique à l’ensemble des métiers et non seulement dans l’informatique…». A la fin de la séance, lorsque nous sommes sortis de la salle, François s’approcha de moi :

François : Désolé, j’ai trop parlé, mais je ne peux pas suivre sans comprendre.

Moi : Pas de soucis, t’étais dans le sujet. Mais t’as remarqué que tu n’interviens pas que quand tu ne comprends pas, tu interviens aussi quand tu comprends.

Il me regarda puis, tous deux, on avait éclaté de rire.

Avec l’arrivée prochaine des élections des Centraux en avril 2019, nous étions particulièrement préoccupés par nos communications. La question était : Comment convaincre des salariés de voter pour la CGT. Depuis longtemps, j’avais compris l’impact communicationnel des dessins de François. C’était plus que notre signature, son personnage était un médiateur, un lien vivant, entre nous et les salariés. J’avais fait part de mes sentiments à François et je le sollicitais pour qu’il fasse des affiches autonomes pour notre campagne. « T’as pourri ma soirée, je vais y penser sans cesse maintenant ! » me dit François en acceptant. Il avait accepté mais non sans condition, il souhaitait associer les deux nouveaux jeunes disciples au projet. Depuis un certain temps il avait projeté de « passer la main », un jour, aux jeunes. Il les avait encouragés à trouver leur propre style, leurs propres personnages, bref leur propre personnalité. Il tenait particulièrement que ce projet soit réalisé conjointement par tous les dessinateurs.

Nous avons échangé nos derniers mots le vendredi 25 janvier 2019, en fin d’après midi, juste avant le weekend où il avait appris sa maladie. Lui et moi, on partageait une autre passion que la musique, même si on n’avait pas du tout le style règlementaire de la discipline. On avait tous deux une moto de grosse cylindrée, lui une Harley 1200 et moi une sportive 1000, une moto qui dépasse les 300 km/h en vitesse de pointe. Au début de cet hiver, on se plaignait tous deux du froid qui gelait nos mains et qui rendait notre pratique des deux roues carrément dangereuse. Un jour, il débarqua avec son « astuce du jour » : Pour ne pas avoir froid aux mains à motos en hivers, il faudrait mettre une paire de gants d’infirmière en latex en dessous des gants de motos ! Manque de peau, il n’en avait pas. A défaut, Il me racontait qu’il mettait ses gants de vaisselle en caoutchouc... L’imaginant avec ses gants de vaisselle sur son Harley, je n’avais pas pu m’empêcher de rigoler, lui aussi ! tout en soutenant mordicus que c’était « très efficace ! »

Lundi 28 janvier 2019, j’appris qu’il débutait son traitement le jour même. Après un petit moment de réflexion, je lui avais envoyé un message SMS pour lui dire tout mon soutien et que j’étais là s’il souhaitait discuter. Je n’avais reçu aucune réponse mais je ne m’en préoccupais pas, le chamboule-tout de la vie avait été trop brutal pour François.

Le mardi soir, j’avais croqué François en Bruce Lee, histoire de lui dire : « Sois fort et bats-toi mon pote ! », je l’avais mis sur FB de la CGT SG, sans commentaire.

 

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Le vendredi 8 février 2019, dans l’après midi, la journée était quasiment finie, nous avions fait ce qui était à faire, les « Infos de la semaine » étaient imprimées, la « Newsletter » était publiée en ligne et envoyée à quelques dizaines milliers de salariés partout en France, sans le dessin de François cette fois là. L’atmosphère était calme et studieuse, j’étais en train de rédiger un email lorsqu’Isabelle m’a appris l’impensable, François n’est plus. Je me suis senti plongé dans une espèce de vide intérieur, puis vinrent les pensées pour sa famille, sa femme, ses enfants.

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Spinoza, Ethique, Livre 5 Proposition 29

« Quicquid mens sub specie aeternitatis intelligit, id ex eo non intelligit quod corporis praesentem actualem existentiam concipit sed ex eo quod corporis essentiam concipit sub specie aeternitatis. »

Tout ce que l’Ame comprend sous l’espèce de l’éternité est ainsi compris non pas parce que l’Ame conçoit l’existence actuelle et présente du Corps, mais parce qu’il conçoit l’essence du Corps sous l’espèce de l’éternité.

Paris, le 13 février 2019,

Pham Phu Cuong.

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