lundi, 09 octobre 2017 17:47

Taylorisme et management moderne.

Écrit par
Évaluer cet élément
(66 Votes)

Lindhart

Danièle Linhartest une sociologue française, née en 1947, travaillant sur l'évolution du travail et de l'emploi. Elle est directrice de recherche au CNRS et professeure à l'université de Paris X. Dans une conférence en 2017, elle souligne la logique commune entre le taylorisme et le management moderne, logique qui constitue l'essence même de l'organisation et du management de nos entreprises d'aujourd'hui.

Résumé : CPP

 

     Qui a vu le film « Les temps modernes » de  Charlie Chaplin ne pourra oublier la critique hilarante de l’organisation productive taylorienne/fordiste. La technologie et l’esthétique cinématographiques de l’époque aidant, il est aisé de tenter de croire que ce mode d’organisation appartient à une époque révolue. En arrière fond, la question de la persistance du modèle taylorien dans le management contemporain demeure chez les chercheurs en sociologie du travail.

Charlot

 

A cette question, Danièle Linhart, sociologue du travail, répond positivement. Elle construit son analyse dans une recherche historique à la fois sur les transformations d’organisation effectivement mises en place et les discours idéologiques qui accompagnent ces transformations. Selon la chercheuse, le management contemporain malgré les transformations actuelles de l’environnement économique et technologique, reste solidement ancré dans la logique taylorienne.

 

Retour sur le modèle taylorien/fordiste

TaylorFord

Le contexte d’essor de l’industrialisation et de la production de masse à la fin du XIXème et au début du XXème siècle a produit de nouvelles relations dans le mode de production. L’antagoniste nouveau entre patrons ou employeurs capitalistes et la classe des ouvriers naissante est dû à deux facteurs :

-          L’assymétrie des connaissances des métiers (ouvriers) et la possession des moyens de production (employeurs)

-          La divergence d’intérêt irréductible entre ouvriers et employeurs dans le partage des bénéfices.

Cette situation représente aux yeux de Taylor une perte d’efficacité pour la production dans son ensemble et propose un modèle qui permet de déposséder les connaissances des ouvriers et de les remettre dans les mains des patrons tout en propageant un discours pseudo scientifique. Dans son discours, Taylor propose un dépassement de l’antagoniste ouvrier/employeur sous couvert de la Science, celui-ci, serait le « One Best Way » exempte de conflits d’intérêt. En réalité comme le montre D. Linhart, ce discours idéologique masque l’objectif premier du modèle proposé par Taylor :

Comment faire pour que les ouvriers travaillent selon les intérêts de l’employeur c'est-à-dire de la manière la plus rentable possible et avec le moins de résistance possible.

Commence alors dans les faits, le dépeçage des corpus de métier qui seront décomposés sous des taches élémentaires au sein des bureaux des méthodes que l’histoire retiendra comme la « parcellisation taylorienne des tâches ». Le mérite de D. Linhart est de souligner que si cette parcellisation a entraîné des gains de production elle a surtout permis de dépouiller les ouvriers de leurs connaissances métiers et les mettre aux mains de l’employeur, renversant ainsi le rapport de force de l’assymétrie des connaissances métiers. A partir de ce moment, c’est l’employeur qui dicte les règles de production, les ouvriers dépouillés deviennent des exécutants de tâches simples et répétitives.

Ford portera la logique de Taylor à un niveau d’asservissement supérieur en inventant le travaille à la chaîne, les ouvriers qui réalisent des tâches élémentaires seront en plus soumis au rythme de la machine. Avec son « 5 dollars a day », Ford trouve le moyen de poursuivre sa production malgré le turn-over de 700% de ses usines. Les journaux d’époque évoquent une maladie mystérieuse qui frappe des salariés des usines Ford et l’ont nommée la « Fordite »  dont les symptômes décrits sont ceux que nous appelons le stress aujourd’hui.

Parallèlement, Ford mène sa bataille idéologique dans son propre journal, acquis pour l’occasion, où il vente les mérites de son modèle. Le succès de sa communication est telle que son nom a été cité comme candidat potentiel pour le prix Nobel. Finalement, il ne sera pas retenu à cause de son admiration affichée du régime hitlérien et d’Hitler lui-même.

 D. Linhart met également en exergue l’intrusion de l’organisation fordiste dans la sphère de la vie privée des ouvriers : des inspecteurs de l’entreprise venant contrôler la qualité de vie dans les foyers. Intrusion qui, selon elle, se retrouve de manière très développée dans le management contemporain.

Transformations du modèle taylorien et le management contemporain

Le modèle du management contemporain semble se démarquer du modèle taylorien en faisant l’éloge de la subjectivité et des émotions. Au-delà de cette opposition apparente, D. Linhart souligne leur continuité par le fait que les deux modèles nient ce qui constitue, pour le salarié, son véritable pouvoir de négociation, à savoir : ses connaissances métiers, ses expériences autrement dit sa professionnalité ; le modèle taylorien nie la professionnalité en réduisant l’humain à des tâches élémentaires, le management contemporain le fait en manipulant le psychique des individus dans leur dimension narcissique.

D. Linhart situe les événements de 68 comme étant l’origine du tournant idéologique du management français. Le CNPF, le Medef de l’époque, pour conjurer le soulèvement général, a considéré comme première priorité la question de la contestation de masse.  

La question était de savoir comment renverser le rapport de force salariés/employeurs.

Cette nouvelle question complète la question taylorienne : 

Comment faire pour que les ouvriers travaillent selon les intérêts de l’employeur c'est-à-dire de la manière la plus rentable possible et avec le moins de résistance possible ?

En ajoutant la dimension collective. En effet, si Taylor s’intéressait à la masse des salariés mais en tant qu’une collection d’individus, la nouvelle question s’intéresse, avant tout, aux rapports interindividuels qu’il s’agit d’affaiblir.

ð  L’individualisation des salariés constitue la réponse à la contestation de masse. Sous une rhétorique Autonomie/Liberté/Responsabilité, un ensemble de mesures visant à casser le collectif ont été mises en place : les horaires variables, objectifs annuels individualisés, rotation des tâches, primes et variables discrétionnaires… Si, pris isolément, les effets de ces mesures sont diversement perceptibles, ensemble ils sont parvenus à mettre en concurrence les salariés et à transformer la défense de l’intérêt collectif en une lutte de place.

L’évolution de l’environnement économique représente le deuxième facteur d’influence dans la construction de l’idéologie managériale contemporaine. Face à la concurrence globalisée et à l’importance croissante du secteur tertiaire, le modèle taylorien, trop mécaniste, semble ne plus convenir.

ð  Le « Lean management » a été plébiscité comme étant le candidat potentiel pour remplacer l’ancien modèle. Ce nouveau modèle est issu des usines de Toyota où chacun des salariés est transformé en centre d’autocontrôle et se débrouille pour être rentable suivant les critères de l’entreprise.

Sur le plan idéologique qui accompagne il est urgent pour les organisateurs de l’entreprise de créer, au moins dans le discours managérial :

ð  Le consensus pour masquer la divergence d’intérêt déjà mentionnée par Taylor. On voit ainsi fleurir dans le discours managérial ou le Novlang, les notions vides de sens : communautés d’intérêt, travail collaboratif, intelligence collective, entreprise libérée, start up...

entreprise libérée

 

 

ð  Une Ethique dans le travail (Handbook, Charte éthique, Code de conduite…) pour dessiner un modèle de salarié vertueux c'est-à-dire, flexible, entrepreneur, loyal à l’entreprise…  et avec la mise en avant des valeurs narcissiques qui incitent le salarié à se dépasser, à se conformer au culte de l’excellence et à se réaliser dans le travail.

valeur

 

ð  Une prise en charge et de contrôle des questions qui sont à la périphérie du travail et qui concerne directement la vie privée : comment éduquer les enfants, gérer son alimentation, son sommeil, ses épargnes etc.. A la manière de Ford : On est bienveillant, on s'occupe de tout, vous n'avez qu'à vous concentrer sur votre travail.

QVT 

 

D. Linhart expose ensuite une série de mesures  utilisées par les organisateurs, au cas où les discours ne  conviendraient pas aux salariés, il s’agit de créer un environnement propice à la dépossession des savoirs métiers des salariés et cette dimension que l’esprit managérial actuel reprend pleinement la logique taylorienne :

-          Mise en place de la mobilité interne

-          Changement d’organisation

-          Changement de lieu géographique

-          Changement des processus et d’outil

Si toutes ces mesures ont des justifications fournies par l’entreprise et peuvent concilier avec certains désirs des salariés, néanmoins elles ont toutes,  pour une part importante, l’objectif de rendre l’environnement du travail dans le changement perpétuel rendant obsolètes toutes connaissances acquises par les salariés et de mettre les salariés, y compris ceux qui ont un CDI, dans une situation de précarité subjective mais bien réelle (Plan Roméo à la SG). Par conséquences, ceux-ci n’ont d’autre alternative que de s’accrocher aux règles de l’entreprise sans protestation possible et sont donc plus enclin à respecter les consignes. 

Lu 2786 fois Dernière modification le mardi, 07 septembre 2021 11:59
Connectez-vous pour commenter